9

 

 

 

Sur la Seconde Mer, c’était le calme plat. Le Nhiahar franchit le goulet, mû par son moteur auxiliaire. Peu à peu, Urmank s’estompa au loin, se fondit dans les ombres. Le silence était total en dehors du gargouillement des eaux que fendait l’étrave. Comme passagers, en dehors de Reith et de Zap 210, il n’y avait que deux vieilles au teint cireux, emmaillotées de mousseline, qui, après une brève apparition sur le pont, se tapirent dans leur sombre petite cabine.

Reith était satisfait de la cabine de luxe qu’il avait prise. Elle occupait toute la largeur du bâtiment et trois grands hublots s’ouvraient sur la mer, côté poupe. À bâbord et à tribord étaient ménagées deux alcôves qu’occupaient des couchettes bien rembourrées qui sentaient peut-être un peu le moisi mais étaient plus moelleuses qu’aucun des lits qu’avait connus le Terrien depuis son arrivée sur Tschaï. Une massive table de bois sculpté et deux fauteuils tout aussi massifs complétaient l’ameublement.

Zap 210 examina les lieux d’un air boudeur. Aujourd’hui, elle portait le pantalon bouffant blanc cassé et le boléro orange. Elle paraissait crispée, tendue ; ses gestes étaient saccadés et ses doigts s’agitaient nerveusement.

Reith l’observait à la dérobée, s’efforçant de deviner son humeur. Elle s’obstinait à se détourner de lui et à éviter son regard. Finalement, il se résolut à lui demander si le bateau lui plaisait.

Elle haussa les épaules d’un air morne.

— Je n’avais jamais rien vu de pareil.

Elle se dirigea vers la porte, lui décocha un sourire torve et amer – une grimace de dérision – et sortit sur le pont. Reith leva les yeux au plafond, soupira, examina une dernière fois la cabine et la suivit.

Elle était montée sur la plage arrière et, accoudée à la lisse, contemplait le sillage. Le Terrien s’assit sur un banc et feignit de se prélasser au soleil tout en s’interrogeant sur le comportement de la jeune fille. Elle était femme et fondamentalement irrationnelle, mais cette réalité élémentaire n’expliquait pas toute sa conduite. Elle avait été en partie façonnée par l’existence dans les Abris, mais les habitudes qui lui avaient été inculquées semblaient en voie de s’estomper ; depuis qu’elle était à la surface, elle avait renoncé à son ancien mode de vie et abandonné son optique de naguère comme un insecte qui dépouille la chrysalide. Ce faisant, elle avait également abandonné son ancienne personnalité mais n’en avait pas encore trouvé une autre pour la remplacer. Cette pensée fit naître une angoisse au cœur de Reith. Le charme, la fascination – ou Dieu sait quoi ! – de la jeune fille tenait en partie à son innocence, à sa transparence. Sa transparence ? Le Terrien émit un grognement de scepticisme. Voire ! Il la rejoignit devant la lisse.

— À quoi penses-tu ? Tu as l’air de méditer bien profondément.

Elle lui jeta un coup d’œil glacé.

— Je pensais à moi et au vaste ghaun. Je me rappelais l’époque de l’obscurité. À présent, je sais que, sous terre, je n’étais pas encore née. Pendant toutes ces années, alors que je déambulais paisiblement dans les profondeurs, les gens de la surface vivaient au milieu de la couleur, de l’air et du changement.

— C’est donc pour cela que tu agis de façon aussi étrange !

— Non ! s’exclama-t-elle avec une véhémence subite. Pas du tout ! C’est à cause de toi et de tes secrets ! Tu ne me dis rien. Je ne sais ni où nous allons ni ce que tu veux faire de moi.

Plissant le front, Reith contempla l’eau noire qui bouillonnait.

— Je ne le sais pas exactement moi-même.

— Mais tu dois sûrement avoir quand même une petite idée !

— Oui… une fois que je serai à Sivishe, je veux regagner ma patrie qui se trouve bien loin.

— Et moi ?

Et Zap 210 ? songea Reith. C’était une question qu’il avait toujours évité de se poser.

— Je ne suis pas certain que tu auras envie de m’accompagner, répondit-il d’une voix qui manquait d’assurance.

Des larmes scintillèrent dans les yeux de la jeune fille.

— Où pourrai-je aller ? Faudra-t-il que je travaille comme une bête de somme ? Que je devienne une Gzhindra ? Que je retourne à Urmank et que je porte la ceinture orange ? Ou que je meure ?

Elle tourna les talons et s’éloigna vers l’avant. Un groupe de matelots à la figure camarde la lorgnèrent au passage de leurs yeux pâles.

Reith se rassit sur le banc. L’après-midi s’étira. Au nord s’amoncelèrent des nuages gris et une brise fraîche se mit à souffler. On déferla les voiles et le navire s’élança en avant. Quand Zap 210 revint sur la plage arrière, elle arborait une expression étrange. Avant de redescendre dans la cabine, elle décocha à Reith un regard à la fois misérable et accusateur.

Le Terrien la suivit et la trouva allongée sur l’une des couchettes.

— Tu ne te sens pas bien ?

— Non.

— Viens dehors. Ici, ce sera pire.

Elle remonta sur le pont en titubant.

— Regarde fixement l’horizon, lui conseilla Reith. Quand le navire tangue, garde la tête droite. Tu verras qu’au bout d’un moment tu te sentiras mieux.

Les nuages s’amassaient dans le ciel. Le vent tomba ; sa voilure flasque, le Nhiahar se balançait doucement au flot. Un éclair pourpre déchira le ciel, sabrant la mer. Une fois, deux fois, trois fois en succession rapide. Cela ne dura que le temps d’un clin d’œil. Zap 210, debout devant le bastingage, poussa un petit cri et, terrifiée, se rejeta en arrière. Reith la serra contre lui tandis que grondait le tonnerre. Elle s’agita avec gêne. Il lui embrassa le front, le visage, la bouche.

Le soleil se coucha dans un déploiement d’ors, de noirs et de bistres. Avec le crépuscule vint la pluie.

Le Terrien et sa compagne regagnèrent leur cabine, où on leur servit un dîner composé de hachis de viande, de fruits de mer et de biscuits. Ils mangèrent en regardant derrière les hublots la mer, la pluie et les éclairs. Plus tard, dans l’obscurité crépitante, ils devinrent amants. À minuit, les nuages se dissipèrent et les étoiles flamboyèrent dans le ciel.

— Regarde ! dit Reith. Parmi ces astres, il y a d’autres mondes humains. L’une de ces planètes, s’appelle la Terre.

Il se tut. Zap 210 était immobile et attentive, mais pour d’obscures raisons, son compagnon était incapable d’en dire davantage. Bientôt, elle s’endormit.

 

Le Nhiahar, poussé par une bonne brise, fendait la Seconde Mer, crevant les hauts rouleaux écumants. La silhouette du Cap Braise se profila à l’avant. Le bateau relâcha dans une antique cité de pierre pour faire de l’eau et reprit le large, cap au nord. Il pénétra dans l’océan Schanizade.

Au bout de vingt miles, on aperçut, jaillissant de la côte, une langue de terre contournée. Une forêt d’arbres bleu sombre bordant le littoral entourait une cité de dômes aplatis, de redents bombés, de colonnades élancées. Reith crut reconnaître cette architecture et demanda au capitaine si c’était une ville chasch.

— C’est Songh, la plus méridionale des cités des Chasch Bleus. J’y ai déjà déchargé du fret, mais c’est une entreprise risquée. Tu dois connaître les jeux des Chasch : ce sont les bouffonneries d’une race qui se meurt. J’ai vu les ruines des steppes de Kotan : une centaine d’agglomérations où vivaient jadis les Vieux Chasch et les Chasch Bleus. Qui y pénètre aujourd’hui ? Rien que les Phung.

La ville s’éloigna et disparut aux regards quand le vaisseau eut contourné la péninsule par le sud. Peu après, un cri lancé par l’un des matelots fit monter tout le monde sur le pont. Deux engins volants livraient combat en plein ciel. L’un d’eux était un éblouissant assemblage de plaques de métal bleues et blanches aux courbes radieuses. Le pont était ceinturé d’une balustrade derrière laquelle se trouvaient une douzaine de créatures coiffées de casques étincelants. L’autre appareil, gris et laid, avait un aspect rébarbatif et sinistre. Il était strictement fonctionnel. Un peu plus petit que son adversaire, il était un tantinet plus agile. L’équipage dirdir, rassemblé dans la bulle dorsale, n’avait qu’une idée en tête : détruire le glisseur chasch. Tous deux tournaient en rond, montaient en chandelle, piquaient, se frôlaient comme des insectes venimeux. De temps à autre, lorsque l’occasion s’en présentait, ils échangeaient des rafales de gicle-sable sans que cela eût des conséquences particulièrement remarquables. Les formes étincelantes tournoyaient dans le ciel, retombant en spirales, l’une après l’autre, n’effectuant de redressement qu’à quelques mètres de la surface de l’océan.

Tous ceux qui se trouvaient à bord du Nhiahar s’étaient rassemblés sur le pont pour assister à la bataille, même les deux vieilles qui, jusque-là, ne s’étaient encore jamais montrées. Comme elles levaient la tête vers le ciel, le capuchon de l’une d’elles tomba, révélant un visage aigu et livide. Zap 210, qui se tenait à côté de Reith, émit une sourde exclamation et se hâta de se détourner.

Soudain, l’engin chasch piqua en plané, ses pièces de proue fulgurèrent, frappant de plein fouet l’appareil dirdir qui, tournoyant sur lui-même, s’abîma dans les flots en un silencieux et écumant geyser. Le vainqueur prit sa ressource, décrivit un large cercle et s’éloigna en direction de Songh.

Les vieilles femmes disparurent dans les profondeurs du navire.

— Tu as remarqué ? demanda Zap 210 à Reith d’une voix tremblante.

— Oui.

— Ce sont des Gzhindra !

— Tu en es sûre ?

— Oui.

— J’imagine que les Gzhindra voyagent comme tout le monde. (Le ton de Reith manquait un peu de conviction.) En tout cas, jusqu’ici, ces deux bonnes femmes ne nous ont rien fait de mal.

— Mais si des Gzhindra sont à bord, ce n’est pas un hasard ! Ils ne font jamais rien sans raison !

— Peut-être… dit le Terrien non sans un certain scepticisme. Mais que veux-tu faire ?

— Il n’y a qu’à les tuer !

En dépit de l’étroitesse de son éducation, Zap 210 était bien une créature de Tschaï, songea Reith.

— Nous allons les surveiller de près. Maintenant que nous savons que nous avons affaire à des Gzhindra et qu’ils ignorent que nous le savons, nous avons l’avantage.

Ce fut au tour de la jeune fille de paraître sceptique. Mais son compagnon se refusa avec obstination à dresser un guet-apens aux deux vieilles et à les étrangler dans un coin sombre.

Le voyage se poursuivit et le Nhiahar se rapprocha des îles Saschan. Les jours succédaient aux jours sans événements plus notables que les métamorphoses du ciel. Le matin, 4269 de La Carène surgissait à l’horizon dans une aube bronze et vieux rose. À midi, une brume légère se formait, tamisant l’éclat du soleil, et la mer prenait une moire de soie. L’après-midi s’étirait et c’étaient des couchants mélancoliques : guerres allégoriques entre de sombres héros et des seigneurs de lumière. Après le crépuscule apparaissaient les lunes : parfois Az la rose, parfois Braz la bleue, et, d’autres nuits, le Nhiahar glissait, solitaire, sous les étoiles.

Pour Reith, les jours et les nuits auraient été un plaisir à nul autre pareil – sur Tschaï – si des questions inquiétantes ne l’avaient harcelé : que se passait-il à Sivishe ? Retrouverait-il la fusée en bon état ou détruite ? Qu’était devenu le sournois Aïla Woudiver ? Que faisaient les Dirdir dans leur odieuse cité au delà du détroit ? Et les deux vieilles qui étaient peut-être des Gzhindra ? On ne les voyait jamais, sauf aux heures les plus noires de la nuit quand elles se dégourdissaient les jambes sur la plage avant. Une fois, Reith, qui les guettait, sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Peut-être étaient-ce des Gzhindra, peut-être pas, mais dans l’incertitude, force lui était d’imaginer le pire – et, si la première hypothèse était la bonne, ses implications étaient de sinistre augure.

 

Un beau matin, les îles Saschan se profilèrent à l’horizon : c’étaient trois antiques cheminées volcaniques entourées d’un plateau détritique sur lequel poussaient des psillas, des kianthus, des arbres à huile et des léthipodes. Sur chacune de ces îles, il y avait une agglomération accrochée au promontoire central – des cahutes accolées les unes aux autres comme les cellules d’une ruche. Leurs ouvertures obscures étaient tournées vers la mer. Des fumées s’échevelaient dans l’air.

Le Nhiahar pénétra dans la rade, fit un écart pour éviter un ferry et se dirigea vers l’île la plus méridionale. Des dockers saschaniens aux jambes torses, affublés de nippes noires et chaussés de bottillons à la pointe relevée, se saisirent des haussières et arrimèrent le navire à quai. Dès que l’échelle de coupée fut installée, ils se précipitèrent à bord. On ouvrit les cales et l’on commença à décharger balles de cuir, sacs d’herbe à pèlerin et caisses d’outils.

Reith et Zap 210 descendirent à terre. Le capitaine les héla et leur lança d’une voix rogue :

— Je lève l’ancre à midi pile, que vous soyez à bord ou non.

Le couple longea l’esplanade, suivit le promontoire flanqué de cahutes. Zap 210 jeta un coup d’œil derrière elle.

— Ils nous suivent.

— Les Gzhindra ?

— Oui.

— Eh bien, le doute n’est plus permis, soupira Reith. Ils ont ordre de ne pas nous perdre de vue.

— Et nous ne valons pas mieux que si nous étions déjà morts, renchérit-elle d’une voix blanche. À Kasaïn, ils feront leur rapport aux Pnume et, dès lors, rien ne pourra plus nous sauver. Nous serons précipités dans les ténèbres.

Reith ne trouva rien à répondre.

Ils arrivèrent à un petit port que protégeaient deux estacades et qui se rétrécissait pour former une darse. C’était là le point de départ du bateau transbordeur.

Ils s’arrêtèrent pour le voir aborder, venant des îles extérieures. C’était un large chaland avec deux timoneries, une à l’avant, une à l’arrière, qui transportait deux cents Saschaniens de tous âges et de toutes conditions. Le ferry s’immobilisa. Les passagers débarquèrent. Il y avait une cabine de péage où officiait un préposé obèse. Quand tous les candidats au voyage se furent acquittés de leur droit et furent montés à bord, le bateau repartit sans plus attendre.

Reith, qui l’avait suivi des yeux, entraîna Zap 210 vers la darse. Il y avait là des bancs et des tables. Il commanda du vin doux et des biscuits, puis alla discuter avec le gros préposé au péage. Zap 210 jetait des coups d’œil inquiets à droite et à gauche. Elle crut apercevoir deux silhouettes enveloppées de capes noires dans l’ombre portée d’un escalier et se dit : ils se demandent ce que nous faisons.

— Le prochain ferry prendra le départ dans un peu plus d’une heure, lui annonça Reith à son retour. Quelques minutes avant midi. J’ai déjà payé nos places.

Elle le dévisagea d’un air intrigué.

— Mais il faut que nous soyons de retour à bord à midi !

— Oui. Les Gzhindra sont-ils dans les parages ?

— Ils viennent de s’installer à une table… tout au bout.

Le Terrien eut un petit rire menaçant.

— Eh bien, nous allons leur donner matière à réflexion.

— Que veux-tu dire ? Tu envisages de leur faire croire que nous avons pris le ferry ?

— Quelque chose dans ce goût-là.

— Mais pourquoi penseraient-ils une chose pareille ? Cela me paraîtrait bien curieux !

— Pas tant que cela. Il pourrait bien y avoir sur une autre île un navire pour nous conduire à une mystérieuse destination.

— C’est vrai ? Il y a un bateau qui nous attend ?

— Pas à ma connaissance.

— Mais si nous prenons le ferry, les Gzhindra nous suivront et le Nhiahar partira sans nous.

— Je n’en doute pas. Le capitaine n’aurait aucun remords à nous laisser en plan.

À mesure que le temps passait, la nervosité commençait à gagner Zap 210.

— Il est presque midi.

Elle scruta les traits de Reith, se demandant ce que son compagnon avait en tête. Aucun des hommes de Tschaï – ceux, tout au moins, qu’elle avait connus – ne lui ressemblait. Il était d’une autre espèce.

— Voici le ferry, lui annonça soudain Reith. Allons au quai. Il faut que nous soyons les premiers de la file d’attente.

Elle se leva. Jamais elle n’arriverait à le comprendre.

Tous deux se rendirent à l’embarcadère. D’autres personnes les rejoignirent, se poussant, se faufilant et murmurant.

— Que font les Gzhindra ? s’enquit Reith.

Zap 210 jeta un coup d’œil derrière son épaule.

— Ils sont au dernier rang.

Le ferry entra dans la darse. Les barrières s’ouvrirent et les passagers débarquèrent.

— Avance jusqu’à la guérite du péage, souffla Reith à l’oreille de la jeune fille. Quand nous passerons devant, nous y entrerons.

— Oh !

La grille s’ouvrit. Moitié marchant, moitié courant, Reith et Zap 210 se dirigèrent vers le bâtiment.

Quand il fut à la hauteur de la guérite, le Terrien rentra la tête dans les épaules et s’y réfugia. Sa compagne l’imita. Les passagers versèrent tour à tour leur obole et embarquèrent. Les Gzhindra furent parmi les derniers. Ils essayaient de voir au delà du moutonnement des têtes. Entraînés par la foule, ils descendirent la rampe et montèrent à bord.

Le portillon se referma. Le ferry prit le départ.

Reith et Zap 210 émergèrent du poste de péage.

— Il est bientôt midi, dit le premier. C’est l’heure de retourner au Nhiahar.